"La faim est une question politique"

Au Mozambique, l'envolée des prix des matières premières a entraîné une flambée de violences ces derniers jours. Treize personnes ont été tuées. Le gouvernement a pris en urgence des mesures contre la vie chère. Mais certains craignent déjà la contagion à d'autres pays, où s'étaient déroulées en 2008 des émeutes de la faim. Interrogé par leJDD.fr, Olivier de Schutter, rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l'alimentation, tire la sonnette d'alarme.

"La faim est une question politique"



Peut-on craindre un retour des émeutes de la faim?


Bien entendu. Les pays les plus vulnérables face à la hausse des prix sont les pays pauvres à déficit alimentaire, notamment les pays d'Afrique sub-saharienne qui dépendent des importations de riz et de blé pour nourrir leurs populations. Ces pays ont vu, ces dernières années, s'accroître considérablement leur dépendance vis-à-vis des importations de denrées alimentaires, à la fois en raison d'une croissance démographique forte et parce qu'ils n'ont pas suffisamment pu investir dans l'agriculture vivrière. Sur ces vingt dernières années, la facture alimentaire de ces pays a été multipliée par cinq ou six. Pour les familles qui, dans ces pays, consacrent 60 ou 70% de leur budget à l'achat de nourriture, le choc n'est pas tenable.


"La faim est une question politique"



A-t-on tiré les leçons des événements de 2008?


Non. On a l'impression d'un film déjà vu. Nous n'avons pas appris du choc de 2008. Et surtout, les gouvernements n'ont pas réagi comme il l'aurait fallu: il y a eu trop de promesses non tenues, trop de sommets sans lendemain, trop de déclarations d'intention. Rien n'a été fait pour limiter les impacts néfastes de la spéculation sur les marchés dérivés des produits agricoles, ce qui conduit à la formation de bulles spéculatives sur ces marchés. Rien n'a été fait pour réguler le comportement des firmes de l'agro-alimentaire, qui abusent d'une position dominante dans certains pays pour acheter à des prix trop bas pour le producteur, et pour revendre à des prix trop élevés pour les consommateurs pauvres. Enfin, une fraction seulement des montants promis afin que l'on réinvestisse dans l'agriculture ont été libérés. Et je ne suis pas certain que ces sommes aient été utilisées de la manière la plus efficace.


La hausse du prix du blé est notamment liée à la décision russe de suspendre ses exportations de céréales après les incendies de l'été. Est-ce "raisonnable" de prendre ce genre de décision?


Cela doit s'apprécier au cas par cas. C'est parfois une mesure qui peut limiter l'impact de la hausse des prix dans les pays concernés. Mais souvent, cette réaction, dictée par la panique ou, parfois, par la spéculation, n'est pas rationnelle. Et c'est une mesure qui risque surtout d'être contre-productive. Si les pays exportateurs pour lesquels ce n'est pas une nécessité bloquent les exportations, les prix vont s'emballer, et leur pari - que les prix vont continuer de monter - devient une prophétie auto-réalisatrice. Ce qu'il faut, c'est plus de dialogue international, plus de transparence sur les stocks.


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«Il est temps de sortir de l'effet d'annonce»


Comment expliquer la volatilité des prix sur les marchés des matières premières?


La volatilité de court terme - ce qu'il faut distinguer de l'évolution structurelle des prix sur le long terme - tient surtout au comportement des acteurs qui sont intéressés par des profits à court terme, en spéculant sur l'évolution des cours: le rôle des fonds d'investissement est devenu déterminant. Or, ces acteurs ne s'intéressent pas à l'économie réelle, aux “fondamentaux” de l'offre et de la demande ou de l'évolution des stocks. Ils s'intéressent aux réactions irrationnelles des marchés. En retour, la formation de bulles spéculatives influence les prix des denrées alimentaires: elles incitent à retarder les ventes, dans l'espoir que la hausse se poursuivre, et à bloquer les exportations. Spirale infernale et dangereuse.


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Les engagements en matière de lutte contre la faim pris par les Etats lors du sommet de Rome en 2008 et du G8 de L'Aquila en 2009 ont-ils été tenus?


Non. Sans mécanisme de suivi, sans reddition des comptes, l'irresponsabilité est complète. Il est temps de sortir de l'effet d'annonce.


"La faim est une question politique"



Que pensez-vous de l'initiative française dans le cadre de sa présidence du G20 au premier semestre 2011 visant à réguler les marchés des matières premières?


Cette initiative est très importante et je la soutiens en principe. Mais il est important que toute démarche dans ce domaine soit véritablement multilatérale, et en particulier, qu'elle soit décidée en concertation avec le comité de la sécurité alimentaire mondiale constitué au sein de la FAO, qui est l'enceinte la plus représentative dont nous disposons. Depuis deux ans, j'appelle à un dialogue sur ce sujet précis. Je suis heureux que la France, avec quelques autres pays importants, partage ma préoccupation.

Regrettez-vous que malgré les effets d'annonce, la sécurité alimentaire ne soit pas toujours la priorité numéro un des gouvernements?


Bien entendu. Mobiliser l'opinion sur ce thème, afin de faire enfin bouger les gouvernements, présente cependant deux difficultés. D'abord, la faim est liée, dans nos représentations, à la terre et aux caprices de la météo. On a l'impression qu'elle une catastrophe naturelle, une fatalité, plutôt qu'une question politique, ce qu'elle est pourtant. Ensuite, c'est un phénomène lointain: dans les pays riches, nul ne se sent directement concerné. Il faut sortir de ce sentiment d'impuissance et rompre avec cette indifférence.


Marianne Enault - leJDD.fr



16/10/2010
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